dimanche 28 août 2011

ça sert à rien un livre!

Ça sert à rien un livre. La preuve, j’en ai jamais lu ! Comment ? À se détendre que ça sert ? Tu rigoles ! C’est ennuyeux à mourir et les auteurs se la jouent genre « je comprends des trucs mais pas toi ». Ils t’foutent des trucs tordus de chez tordu, menu best-of, tu vois ? T’as beau lire, tu sais tout déjà. Alors, genre comme tu sais tout, tu vois, ils t’inventent des trucs machins cachés derrière, genre en fait y’a un sens caché, tu vois ? Moi pour me détendre je mate des films….ou des moeufs, tu vois ?

Ça sert à rien livre, c’est pas sérieux. Les mecs, ils t’écrivent des trucs qui servent à que dalle ! J’te jure, la vie d’ma sœur ! Franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre, Blanche-Neige, elle aime les nains, le renard, il a pécho son machin au corbeau et la marquise, elle sort de chez elle à cinq heure ! Franchement, c’est prise de tête pour que delle, wesh ! Même Sarko, il l’a dit la Princesse de j’sais plus où, ça sert à rien ! J’préfère lire La flamme et la cendre de Strauss-Kahn ou La misère du monde de Pierre Bourdieu, ça au moins ça t’apprend des trucs en politique. Et même, ça sert à que dalle, parce que ça sert à rien un livre ! c’est des trucs trop faciles, des trucs pour gamins.

Sérieux, à quoi ça sert un livre ? Dis-moi, toi qui sais tout là, et qui ris depuis le début, là, ça sert à quoi ?
Ah ! Tu sais pas, hein ? Bah, c’est parce que ça sert à…quoi ? À apprendre à vivre ? Que dalle ! Et puis c’est qui ce Montagne ? Quoi ? Montaigne ? Ah, ouais, c’est le gars qui a essayé d’écrire ? Bah, ça sert à rien de le lire, s’il a pas réussi ! T’es sérieux, wesh ! Apprendre à vivre ! Pff ! Comme si on avait pas déjà les profs huit heures par jour pour le faire ! Comme si genre moi, j’sais pas vivre ! Genre là qu’est-ce que je fais ? Ça sert à rien d’apprendre à vivre, la preuve j’ai jamais vécu !


*
Il a raison, que diable ! Moi je vois, je suis en politique mais je travaille dans le domaine économique, et je peux vous le dire raisonnablement ! Entre nous, à quoi ça sert de lire ? C’est dangereux, même ! Cela nous prépare toute une génération de bovarystes attardés, qui n’ont jamais foutu les pieds en entreprise ou en bourse, à l’usine ou derrière un comptoir où se passe la vie réelle ! Ces gens, comme les étudiants en langue, en histoire, en littérature, qui vivent reclus dans leurs université, tels des moines, évitant le monde, le vrai, l’unique, celui du travail, que très personnellement je connais bien ! Ces gens qui ne conçoivent pas un instant que c’est l’économie qui fait tourner le monde, laissez-moi parler, je ne me tairais pas ! L’économie, le rendement, l’expérience professionnelle en entreprise ou dans un commerce quel qu’il soit, voilà, oui, messieurs, voilà le seul axe terrestre !

Alors que ces maudits lecteurs de pacotille, ces bois-sans-soifs de rêveurs empotés, ces  inlettrés à cornes de pied-plat ridicules, qu’ils se réveillent ! Qu’ils sortent enfin de leur bouquin, prennent leur tablier et qu’ils aillent couper de la viande, réparer des voitures, vendre des produits cosmétiques, pour faire augmenter la productivité, pour augmenter le pouvoir d’achat, qu’on puisse vendre, acheter, boursicoter, qu’on puisse en un mot faire tourner le monde plus efficacement encore !


*
C’est tout ? Ah non ! C’est un peu court jeune homme ! On pouvait dire…oh ! Dieu !... bien de choses en somme. En variant le ton ; par exemple tenez :

Agressif : Moi, monsieur si comme vous j’avais la prétention ou la prétérition, le caractère prométhéen d’apprendre au monde à vivre ou même, tiens, à parler, je rougirais de honte, me sachant un parleur inutile !
Amical : Mais reconnaissez-le, bien que votre science comporte quelques attraits, elle ne sert à rien qu’à aligner des lettres…

Descriptif : C’est un livre, c’est un amas de papier, que dis-je « c’est un amas de papier », c’est un arbre écorché !

Curieux : À quoi sert donc, monsieur, de lire à s’en rendre myope, ou d’écrire sous l’emprise d’un rêve ou de la drogue ? Vos paradis artificiels donnent-ils une double vue ? Et si oui, laquelle ?

Gracieux : Aimez-vous à ce point les moucherons que paternellement vous vous préoccupâtes de tendre ce perchoir à leur petites pattes ?

Truculent : Se peut-il vraiment, Ô grand arracheur de plume à la tête de fantaisies farcie, que sur cet étroit bout de feuille, l’œil plus attiré par l’écran de l’ordinateur ou de la télévision, trouve quelques petites choses qui parlent intelligemment à l’âme tout en la divertissant et en attaquant le cristallin du lecteur ?

Prévenant : Gardez-vous, votre tête entraînée par ce poids, de tomber en arrière sur la lune !

Tendre : C’est une forêt sans fin dont on ne revient pas : venez dans nos campagnes pour amasser du bois !

Pédant : Comme l’a dit autrefois votre ami Boileau dans son art poétique si je ne m’abuse : « écrive qui voudra, chacun peut à ce métier gâcher de l’encre et du papier »

Cavalier : Ça n’sert à rien de lire, excepté aux toilettes ! Ça n’ sert à rien d’écrire, sauf pour les analphabètes !

Emphatique : C’est à toi, Ô Ploutos que je donne mon âme ! Va-t-en Ô Phébus, je te trouve si infâme !

Dramatique : Quel terreur vous inspire ces fous qui lisent du peau d’Âne quand il faut lire Strauss-Kahn ! Il faut les enfermer ces bouches inutiles à la société !

Admiratif : Ah non ! Vous ne le sauriez être que de vous-même !

Lyrique : Et le chantre poussiéreux de petites lettrines

Naïf : Ces monuments, quand les visite-t-on ?

Respectueux : Souffrez, Monsieur, que l’on vous hue : vous êtes, sauf votre respect un hurluberlu !

Campagnard : C’est-y ben qu’j’allons pas lire ce genre de sornettes, dis donc un peu ! Pas fou, l’taureau !

Militaire : Halle Berry nue me console bien plus qu’aucun de vos écrits !

Pratique : Ça sert à rien un livreuh !

Enfin, parodiant Starmania en un sanglot : J’aurais voulu faire économiste pour pouvoir me faire un ptit magot ou peut-être chef d’entreprise plutôt qu’gardien d’antiques bibelots !

Voilà ce qu’à peu près, jeune homme, vous m’auriez dit si vous aviez un peu de lettre et d’esprit ! Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres, vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres vous n’avez que les trois qui forme le mot sot : Vil marchand, sot compteur, tête vide, apprenez que je m’enorgueillis d’un pareil vice, attendu qu’un bon livre, qu’on le lise ou l’écrive, est proprement l’indice d’un être affable, bon, courtois, spirituel, tel que je le suis, et tel qu’il vous est à jamais interdit de le croire déplorable maraud !


*

Tant de mots, tant de déchirements, pour savoir qui de l’un ou de l’autre vit plus utilement. Cela me rappelle les mots d’un sage qui a vécu il y a tout juste deux  cents ans cette année :

« Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; — un roman n’est pas une paire de bottes sans couture ; un sonnet, une seringue à jet continu ; un drame n’est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l’humanité dans la voie du progrès. (…)En vérité, il y a de quoi rire d’un pied en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires républicains ou saint-simoniens. — Je voudrais bien savoir d’abord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leur sert de schibroleth et de terme sacramentel. — Utilité : quel est ce mot, et à quoi s’applique-t-il ?

Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de ce vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poète. — Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. — Un dictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité ; vous n’en avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu’un tranchet ne me servirait pas à grand’chose pour faire une ode. — Après cela, vous objecterez qu’un savetier est bien au-dessus d’un poète, et que l’on se passe mieux de l’un que de l’autre. Sans prétendre rabaisser l’illustre profession de savetier, que j’honore à l’égal de la profession de monarque constitutionnel, j’avouerai humblement que j’aimerais mieux avoir mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j’use moins de chaussures qu’un républicain vertueux qui ne fait que courir d’un ministère à l’autre pour se faire jeter quelque place.

Je sais qu’il y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de l’âme. À ceux-là, je n’ai rien à leur dire. Ils méritent d’être économistes dans ce monde, et aussi dans l’autre.

Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. — On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.

À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ?

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. »

Allons plus loin encore : qu’y-a-t-il d’utile dans notre vie ? Qu’est-ce qui fait tourner le monde ? Mieux encore ! Qu’est-ce que notre monde ? Si ce n’est qu’un petit caillou dans un énorme gouffre ? Le fait qu’une fourmi y amasse des feuilles signifie-t-il réellement qu’elle le fasse tourner ?
Ou est-ce une rassurante illusion pareille à celle des ordinateurs et de la télévision qui font croire à un monde si bien mis en place, si parfait qu’il ne peut avoir de fin et d’utilité que la création même de cette illusion ?
Même l’homme qui en vaut une masse à lui seul selon Homère, tant il est utile, ne sert qu’à rallonger un songe de quelques jours encore…

Le monde d’un livre est immortel et est immense, sans limites et sans fin : son soleil est l’imagination et il existe tant que l’acte de lecture existe : c’est un monde immortel que seul celui qui ne lit pas détruit. Messieurs les utilitaires, qui n’aimez ni lire ni écrire, je vous accuse à l’avance du plus grand génocide de l’histoire du monde. 

Vous ne lirez ni n’écrirez pas plus, j’en suis fort aise ! Eh bien, dormez maintenant.

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