Une grande œuvre jamais ne recherche
ni ne convoque le public.
Au contraire, elle le rejette, se ferme
à lui, prend autant que possible ses distances. Car l'accès au
message se mérite et le message jamais ne mendie . Car l'auteur réel
est altier, prisonnier des hauteurs nébuleuses d'où il s'adresse
aux autres hommes. Seul un auteur de souk se fait imprésario
et prostitue son livre.
Et l'art poétique, le seul, le
véritable, s'est glissé comme un vœu dans les préfaces de Racine,
les épigraphes désinentiels de Balzac loin des piteux "Oyez !"
de Chrétien et des promesses phatiques de Guillaume de Lorris, par
exemple.
Écrire,
c'est s'adresser au temps et à l'espace pour des lecteurs
clairvoyants. C'est parler depuis sa tombe aux lecteurs de demain ;
parler à travers le bruit médiatique et malgré les quolibets aux
sages contraints de vivre dans le troupeau vulgaire ; parler
enfin aux géants de l'Hier qui nous regardent, pygmées, avec une
bienveillante mais dépitée condescendance.
Une
grande œuvre ne plaît pas.
Elle
ne génère ni argent, ni foule en délire, ni panique au supermarché
à sa publication, ni même l'encensement de la critique.
Car
elle n'est pas un objet commercial. Elle est une part d'idéal.
Car
elle n'est pas démocratique. Opaque, hermétique, obscure, fermée
au commun, elle n'a pour destinataire qu'une intimiste élite d'yeux
capables de discerner ce que cèle chaque mot, chaque lettre.
***
Le
lecteur est un alchimiste, un chercheur de trésor. L'auteur donne un
talent dont il sait faire de l'or et cet or – de culture, de
sagesse – seul est sa réelle richesse. Et, bien que fabricant de
ce métal précieux, humble il est et reconnaissant au sol qui lui
donna la matière brute d'où il a pu l'extraire.
Le
lecteur est un orfèvre du livre et de la page : sa peine
chronophage le cloue toujours aux mêmes passages – comme des
visiteurs de musée toujours en la même salle, des promeneurs
solitaires toujours en la même clairière – où il médite toutes
les pensées dites derrière un simple mot.
Le
lecteur commence un livre, jamais ne le finit. Car aucune de ses
escales ne suffit à user les splendeurs qu'il puise dans une scène,
au détour d'un chapitre, dans la mélopée d'une phrase
complète, inachevée :
"
Et l'unique cordeau des
trompettes marines "
***
L'auteur,
lui, est comme Dieu ; il crée, il modèle, met en scène et
jamais ne s'explique. Car, s'il le faisait, d'où viendrait que l'on
lise ?
Non,
l'auteur qui régit, qui définit, qui range et classe son œuvre est
un tortionnaire et un esclavagiste qui mutile son œuvre et jette le
lecteur aux fers d'une pensée unique.
L'auteur,
lui, est comme Dieu. Un Verbe créateur, une parole amie qui tient
compagnie au lecteur qui daigne l'entendre. Un proche qui le suit
partout, qui lui livre son cœur et auquel parfois le lecteur livre
le sien en retour.
Maris
jaloux, tremblez ! Il se peut que Balzac soit l'amant de votre
femme.
Solitaires
qui semblez perdus, incompris, en ces temps incertains, souriez !
Il y a toujours un auteur qui à votre oreille peut dire : "La
lecture nous donne des amis inconnus, et quel ami qu'un lecteur !
Nous avons des amis connus qui ne lisent rien de nous !".
***
Mais
pour qu'existe une telle relation, il faut bien qu'elle soit sincère.
Or,
comment le lecteur d’œuvres commerciales, l’œuvre qui cherche à
complaire et l'auteur démagogue pourraient-ils tisser entre eux des
liaisons honnêtes ayant un fond réel ? Certaines d'entre elles
font penser à des entretiens d'ascenseur relatifs à la pluie et au
beau temps ; d'autres, à un désert assourdit d'un silence
bruyant.
L'auteur
sélectif, l’œuvre méditative et le public choisi le peuvent car
il y a entre eux une rencontre qui ne fait aucune promesse mais peut
provoquer un coup de foudre.
Je
dis d'un livre que c'est un bon livre " parce
que c'était lui, parce que c'était moi
".
Un
monde sans…
Un monde sans... by Jean-Baptiste Hassler est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 Unported.
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