mardi 28 octobre 2014

Pour un Art poétique

Une grande œuvre jamais ne recherche ni ne convoque le public.
Au contraire, elle le rejette, se ferme à lui, prend autant que possible ses distances. Car l'accès au message se mérite et le message jamais ne mendie . Car l'auteur réel est altier, prisonnier des hauteurs nébuleuses d'où il s'adresse aux autres hommes. Seul un auteur de souk se fait imprésario et prostitue son livre.

Et l'art poétique, le seul, le véritable, s'est glissé comme un vœu dans les préfaces de Racine, les épigraphes désinentiels de Balzac loin des piteux "Oyez !" de Chrétien et des promesses phatiques de Guillaume de Lorris, par exemple.
Écrire, c'est s'adresser au temps et à l'espace pour des lecteurs clairvoyants. C'est parler depuis sa tombe aux lecteurs de demain ; parler à travers le bruit médiatique et malgré les quolibets aux sages contraints de vivre dans le troupeau vulgaire ; parler enfin aux géants de l'Hier qui nous regardent, pygmées, avec une bienveillante mais dépitée condescendance.

Une grande œuvre ne plaît pas.
Elle ne génère ni argent, ni foule en délire, ni panique au supermarché à sa publication, ni même l'encensement de la critique.
Car elle n'est pas un objet commercial. Elle est une part d'idéal.
Car elle n'est pas démocratique. Opaque, hermétique, obscure, fermée au commun, elle n'a pour destinataire qu'une intimiste élite d'yeux capables de discerner ce que cèle chaque mot, chaque lettre.

***

Le lecteur est un alchimiste, un chercheur de trésor. L'auteur donne un talent dont il sait faire de l'or et cet or – de culture, de sagesse – seul est sa réelle richesse. Et, bien que fabricant de ce métal précieux, humble il est et reconnaissant au sol qui lui donna la matière brute d'où il a pu l'extraire.

Le lecteur est un orfèvre du livre et de la page : sa peine chronophage le cloue toujours aux mêmes passages – comme des visiteurs de musée toujours en la même salle, des promeneurs solitaires toujours en la même clairière – où il médite toutes les pensées dites derrière un simple mot.

Le lecteur commence un livre, jamais ne le finit. Car aucune de ses escales ne suffit à user les splendeurs qu'il puise dans une scène, au détour d'un chapitre, dans la mélopée d'une phrase complète, inachevée :
" Et l'unique cordeau des trompettes marines "

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L'auteur, lui, est comme Dieu ; il crée, il modèle, met en scène et jamais ne s'explique. Car, s'il le faisait, d'où viendrait que l'on lise ?
Non, l'auteur qui régit, qui définit, qui range et classe son œuvre est un tortionnaire et un esclavagiste qui mutile son œuvre et jette le lecteur aux fers d'une pensée unique.

L'auteur, lui, est comme Dieu. Un Verbe créateur, une parole amie qui tient compagnie au lecteur qui daigne l'entendre. Un proche qui le suit partout, qui lui livre son cœur et auquel parfois le lecteur livre le sien en retour.
Maris jaloux, tremblez ! Il se peut que Balzac soit l'amant de votre femme.
Solitaires qui semblez perdus, incompris, en ces temps incertains, souriez ! Il y a toujours un auteur qui à votre oreille peut dire : "La lecture nous donne des amis inconnus, et quel ami qu'un lecteur ! Nous avons des amis connus qui ne lisent rien de nous !".

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Mais pour qu'existe une telle relation, il faut bien qu'elle soit sincère.
Or, comment le lecteur d’œuvres commerciales, l’œuvre qui cherche à complaire et l'auteur démagogue pourraient-ils tisser entre eux des liaisons honnêtes ayant un fond réel ? Certaines d'entre elles font penser à des entretiens d'ascenseur relatifs à la pluie et au beau temps ; d'autres, à un désert assourdit d'un silence bruyant.

L'auteur sélectif, l’œuvre méditative et le public choisi le peuvent car il y a entre eux une rencontre qui ne fait aucune promesse mais peut provoquer un coup de foudre.
Je dis d'un livre que c'est un bon livre " parce que c'était lui, parce que c'était moi ".

Un monde sans…
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