vendredi 5 août 2011

Voyage lunaire

La nuit était tombée depuis un petit nombre d’heures fugitives lorsque nous sortîmes, Jojo, Matou, Lulu et moi, du bar du Bon Chien jaune, ivres mais néanmoins heureux de vivre. Pour Lulu, qui avait accumulé nombre de chopes de bière remplies à ras-bord comme s’il eût voulu mettre à court les provisions de l’armée prussienne en vue d’une guerre future, c’était comme si nous arpentions un autre monde. Curieux monde que celui d’une rue éclairée par le clair de lune. D’abord, on s’imagine errant sur la cinquième planète du monde du petit prince et l’on observe alentour craignant de voir se lever le jour à chaque minute. Ensuite, on se demande avec pessimisme, l’alcool aidant, si nous sommes seuls ou non dans l’Univers. Enfin, les questions fusant à ce sujet, on oublie tout pour se fixer sur la lune.
« Que la lune est étrange ce soir !, s’écria Jojo, dont l’esprit s’apparente à celui de Verlaine en ce sens que sa muse est la fée verte, on dirait une femme sortant d’une tombe…. ». Peut-être plus Wilde que Verlaine. Un animal étrange, savant mixte entre le dandy malicieux et le poète maudit.
« Ça pour sur, s’esclaffa Lulu, qui pour l’heure quittait la couche de la reine Sémiramis pour déjeuner dans celle de Cléopâtre, le tout dans une bonne vieille rue de notre vieux Dinan. Mais d’aucuns disent que c’est la face de la déesse Diane qui observe en silence le repos de la Terre ! »
« Et bah, qui t’a dit ça, mon vieux, articula, balbutia et tituba à la fois notre cher Matou, c’est un sot ! Une buse, pire que cela une triple-andouille crépusculaire de basse mer ! Et, permettez, très chers amis, de vous dire de quoi il en retourne, car bien naturellement, je sais de quoi je parle et j’ignore ce dont je ne parlerais pas ! ». Et ça y est, c’était reparti ! Après cette entrée en matière des plus colorée, parfumée au vin de Parme, et je ne sais plus trop quoi d’autre d’ailleurs, l’ami Matou nous conta à nouveau comment un jour, au port de Barbe-Brûlée, non loin de Cancale, il fut enlevé au ciel comme le furent Ganymède et Gonzales avant lui : une nuée de mouettes, une armée presque, rectifia-t-il, l’avait soulevé de terre et transporté à travers les nuées jusqu’au Paradis terrestre d’où il fut chassé pour cause d’impiété . De là, un démon polymorphe l’aurait conduit dans un monde où des hommes bêtes, les séléniens menaient la guerre aux oiseaux et aux sélénites, une peuplade très étrange d’êtres se promenant sans ou juste avec leur tête. Pris entre milles feux de toute part jaillissants, il aurait suivi un lapin blanc dans un terrier gigantesque et se serait retrouvé à nouveau parmi nous….au Bon Chien jaune !
Ces présentations poétiques ou fantaisistes n’ayant guère eu le don de me convaincre outre mesure, j’invoquai la possibilité que rien autour de nous n’existait et que peut-être seule ma personne puisse être réelle. Comme Lulu commençais  chercher des preuves d’inexistence de Matou dans ses cheveux et que Jojo se pinçait sans cesse, persuadé de n’être pas, ne ressentant rien, je dus convenir de l’improbabilité de ma théorie et ce de façon publique pour mettre à bas les craintes de mes camarades. Nous rîmes alors à gorge déployée jusqu’à tant qu’ennuyés par le bruit, les habitants du quartier appellent la police. Néanmoins, cette histoire me préoccupait tellement que je ne fus pas même surpris de trouver de retour chez moi le spectre aérien de Impey Barbicane, président du Gun-Club, qui selon le roman de Jules Vernes aurait fait un jour une petite excursion autour de la lune. C’est aussi pourquoi je le crus d’emblée lorsqu’il me cria à l’oreille à m’en briser le tympan en me secouant comme un sac de patates qu’on nous mentait, que les états nous cachaient le secret de sa découverte, qu’il n’y avait pas plus de porte des étoiles qu’il n’y avait d’extra-terrestres, que tout-ceci n’était que fanfaronnades de scientifiques délurés et d’écrivains dérangés. Sous le coup de cette nouvelle, nous tombâmes l’un comme l’autre tels des boulets de canon dans les sièges les plus proches, lui de fatigue, moi d’émoi. Tandis qu’il maugréait quelques sourdes et inaccessibles imprécations, j’essayai de faire de l’ordre en mon esprit. En vain. C’est là que j’aurais du me douter de quelque chose.
« Comment, m’emportai-je soudain, vous me dîtes que rien est vrai, que rien existe, ni l’Univers, les planètes et tout cela n’est qu’illusions ? »
« En un sens, oui. », répondit laconiquement Barbicane, semblant avoir retrouvé sans crier gare son calme usuel. « Vous ne semblez point me croire, jeune homme ?, grogna le vieil homme, et pourtant il ne tient qu’à vous d’aller vérifier par vous-même mes dires ! »
« Tout cela me semble dure à croire ! Vous pourriez bien être le fruit de mon imagination imbibée d’absinthe », répliquai-je, me rappelant qu’autrefois un personnage de Dickens craignait de se voir envahit par une armée de lutin pour avoir mal digéré quelque chose. Je m’apprêtais à en faire part à mon visiteur quand celui-ci hors de lui, se leva de son céans pour me secouer à nouveau et me hurler que j’avais tort de le prendre pour un vieux fou. Alors, il se dissipa dans l’air et c’est ainsi que je compris qu’il venait de la lune. Il semblerait en effet que lorsqu’ils vieillissent les sélénites, à l’instar des sirènes se dissipent dans l’air. Mais il semble aussi que ce soit un homme un peu fou qui ait lancé cette rumeur…Que sais-je ?
J’entrepris dès le lendemain d’aller jusqu’à la lune. Je tentai une échelle géante mais n’eu pas la patience du héros biblique. Je tentai milles machines comme celles de Cyrano De Bergerac. Rien à faire. J’étai là, seul, au beau milieu de mon jardin, à attendre que l’impossible ne se produise. Et, soudain, comme pour répondre à mes prières, l’impossible vint au rendez-vous : il plut puis pour finir, un énorme et magnifique arc-en-ciel perça les nues pour atterrir à mes pieds et s’enraciner profondément dans le sol. Aurait-on pu rêver d’une meilleure façon de voyager dans l’espace ? Je pris les bords pourpres et indigos de mon pont céleste à pleine main et avançai lentement, progressant parmi les nues comme le ferait une foule de britanniques dans les rues brumeuses de leur bruyant Londres. Mais un doux et calme silence me fit office de compagnon de route tout du long jusqu’à ce que j’arrive dans l’espace.
Même un peintre, même un poète, même un génie en toute discipline confondues, dès lors qu’il serait humain ne pourrait, par son art, si avancé soit-il, rendre compte de ce composé royal de couleur en tout sens et en tout état ! Des couleurs qui existent, d’autres qui n’existaient pas, voletaient autour de votre serviteur ainsi que l’eût fait la lune vis-à-vis de la terre, comme si elles étaient mes satellites ! Jamais homme n’eut plus raison autrefois de se sentir centre du monde que moi à cet instant précis où j’apercevais au loin la silhouette féline de l’astre des nuits. J’évoluais extasié et béat_ il me semble d’ailleurs que j’avais alors l’air parfaitement idiot_ dans ce théâtre de nébuleuses et d’étoiles qui se donnaient la réplique à l’infini dans une symphonie d’échos sourds et mystérieux.
Au bout de quelques heures, du moins me semble-t-il, je  mis enfin, et pour de bon, du moins croyais-je, le pied sur la lune. Hélas, c’est cela que de ne pas bien regarder où l’on met les pieds car à peine voulais-je le poser que je fus précipité au fin fond d’un cratère où un jeune homme chaleureux mais quelque peu ivre s’enquit de ma santé. Il se présenta comme étant le grand et célèbre Georges Méliès, cinéaste de renom et fabuleux affabulateur. Le dit Méliès ayant trouvé la mort sur terre en 1938, je refusai tout d’abord de le croire. Mais lorsque je vis arriver à son secours un homme au long nez du nom de Savinien Cyrano de Mauvères, mon sang ne fit qu’un tour :
« Messieurs, demandai-je d’une voix blanche et curieusement monocorde, à quel théâtre jouez-vous ? ». Cette question, je l’avoue, kafkaïenne, les laissa interdits et silencieux lorsqu’arriva à son tour un vieil homme, accoutré à la façon de Moïse le jour de la Pâque. Surpris de voir ici un nouvel arrivant, m’ayant détaillé sans scrupules de la tête aux pieds, le vieillard soupira : « Was möchten Sie, mein Herr ? ». Ce fut comme une claque : les sélénites parlent non seulement le français mais l’allemand de surcroît ! Que feraient nos pauvres anglais et américains sur la lune, si ce n’est étudier les langues ?
En réalité, j’appris vite qu’il s’agissait là du Dr Faust. Je ne pu m’empêcher de lui demander, d’une part s’il était réellement le Dr Faust, Cyrano me l’ayant présenté, je me devais d’en être sûr, mais aussi de l’interroger quant à sa présence sur la lune. En effet, jamais il ne m’avait été donné de lire où que ce soit, Volksbuch, Marlowe et Cie, que Faust était allé sur la lune.
« Que diable !, lâcha plus ou moins ironiquement mon interlocuteur, ne savez-vous donc pas que vous avez l’insigne honneur d’être en présence du Docteur Johannes Faust, Docteur en Droit, en Médecine, en Lettres, en Théologie, en Physique, en Chimie, en Histoire et en Géographie , Maître en sorcellerie, Magie noire et alchimie ?! Quel impertinent coquin êtes-vous donc pour ne le point savoir ! Ce que je  fais ici ?, haussa-t-il des épaules, la belle affaire ! Sur Terre on me dit au Paradis, aux Mères ou aux Enfers ! Et à vrai dire, par soucis d’être tout à fait exact, on n’a guère tort de le dire ! Oui, monsieur ! Je suis mort ! Aussi mort, monsieur, que vous ne l’êtes vous-même ! »
« Moi ? Mort ?, m’écriai-je éperdu, comment cela se pourrait-il bien faire ? »
« Vous devez l’être, répondit Méliès, tout le monde est mort ici. Si vivant vous étiez, vous ne seriez pas ici ! »
« Tonnerre !, beugla Cyrano, pour un mort je me sens bien vivant ! Notre ami a dit vrai, parbleu ! »
« Parbleu non !, le méprisa Faust, vous êtes, mon pauvre ami, de ses bécasses dont on manipule aisément l’esprit ! »
« Cependant Docteur, voilà seulement deux heures que je suis ici et je ne me sens pas mort non plus ! », objecta Méliès
« Comment deux heures ?!, osa sortir ma voix hors de ma gorge interloquée, vous êtes mort il y a bien de ça  72 ans ! »
« Vraiment, sembla s’inquiéter Méliès, vous êtes sûr de ne me point confondre avec un autre ? »
« Le temps n’est pas perçu de la même façon suivant que l’on soit vivant ou mort, expliqua le Dr Faust, voilà le fond du problème ! »
« Mais, lançai-je, je ne suis pas mort ! »
« Dans ce cas, déclara le Dr Faust, pourquoi diable vous parlerions-nous ? ». Sur ce, il emmena avec lui ses joyeux drilles, me laissant seul au fond de mon cratère avec mes doutes, mes chimères, mon ennui et autres incertitudes.
C’est alors qu’apparut une saucisse, puis deux, puis trois, puis quatre à la suite, formant comme les maillons d’une curieuse chaîne. Je levai la tête et aperçut un homme vêtu ainsi que ces gradés de guerre de l’armée prussienne au temps de la guerre contre les turcs.
« Attrapez-la, chuchota mon étrange sauveur, désignant de sa tête sa chaîne non moins étrange. Arrivé en haut, je voulus lui serrer la main mais l’excentrique me prit dans ses bras, m’appelant son frère, et me félicitant d’être parvenu à tromper la vigilance de ses fourbes ottomans. Interdit, je le priai de s’identifier au plus vite, ce qu’il fait en allemand et en ces termes :
« Je suis l’extraordinaire Baron  Karl Friedrich Hieronymus de Munschausen, terreur des turcs et fléau des sélénites ! »
« Mais alors, le suppliai-je, dîtes-moi ! La lune existe-t-elle ou n’existe-t-elle pas ? »
« Et bien, je dois avouer que je ne suis guère convaincu de son existence comme de son absence…, commença-t-il assez perplexe »
« Pourtant vous êtes déjà venu et revenu ici !, le coupai-je »
« Hélas, en réalité, si je puis dire, pour être on peut plus honnête, en toute franchise, sans me vanter, pour ne rien vous celer …venu, il est certes évident que je le suis. Revenir impliquerait, vous en conviendrez, que j’en sois revenu… »
« Comment ?!!!!Vous n’en êtes jamais revenu ? Mais alors  point d’homme sans tête sur la lune ? »
« Si ce n’est votre serviteur ! Je crois hélas l’avoir égaré chez le calife turc…ou était-ce ailleurs ?! Je la perds assez régulièrement ces temps-ci… ». Ne me reconnaissant alors plus, il passa son chemin en me saluant vivement.
C’est alors que passa un lapin blanc, vêtu à l’anglaise, tapant dans une montre à gousset faisant trois fois sa taille comme pour la remettre en marche. M’apercevant, il prit peur et sauta dans un immense terrier. Je pris ma respiration et sautai à mon tour dans la galerie souterraine. La chute fut interminable, comme sur un toboggan sans fin où l’on glisse à toute allure. Enfin, j’entre-aperçu le bout : il donnait sur le vide intersidéral ! Hurlant d’une terreur à faire pâlir les masques de tragédies grecques, je découvris qu’en plus s’approchait un trou noir sombre et menaçant, un gouffre de néant comme seul Baudelaire en voyait aux quatre coins du Paris qui s’effondre. Je glissai.
Dans un dernier effort, luttant pour ma vie, j’attrapai une liane dépassant du rebord du terrier afin d’éviter la fatale chute. Mais cette liane se brisa petit à petit jusqu’à me laisser aux bons soins de l’attraction du trou noir. Noir, noir, noir…toujours plus noir…
Blanc, blanc, blanc…toujours plus blanc : il fait jour. En guise de trou noir, mon parquet à l’ancienne qui grince. En guise de liane, ma couverture. En guise d’univers, les quatre murs de ma chambre. En guise de réalité, une affreuse gueule de bois. D’étranges séléniens m’observent inquiets, subissant les condamnations d’une familière sélénite. Mince, ma femme ! Vu la tête de Jojo, Lulu et Matou, ils ont passé un sale quart d’heure ! Comme un gladiateur qui voit partir les autres au combat, j’appréhende mon tour…qui ne viendra pas. Une fois mes amis partis, elle se tourne vers, faussement boudeuse, foncièrement taquine et sérieusement jalouse :
« Dis-moi, murmure-t-elle, qu’a-t-elle de plus que moi, la lune ? ».





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