Un monde sans chat
à Lana Parisot
Un monde sans chat, c'est un monde sans
nuit et sans gris. Un monde parfait où les noctambules et les
insomniaques peuvent dormir tout le jour car ce sont eux qui font
office de chat. Encore qu'un monde sans chat soit un monde sans eux.
Par extension, c'est donc aussi un monde sans parisiens, new-yorkais
ou autres rôdeurs nocturnes dignes des poèmes d'un Bertrand ou d'un
Baudelaire.
Un monde sans chat, c'est aussi un
monde hypocrite, un monde de menteurs, un monde de flatteurs, où
l'on cherche à ne surtout pas vexer en déformant verbalement la
vérité. Un monde proche du nôtre où un cambrioleur fragilisé
par la vie travaille en volant,
un couple homosexuel met au monde de façon naturelle, où
c'est apparemment une tare écœurante que ne pas être français.
Un monde de mensonges punis par la vérité qui ne manque jamais à
sortir de son puits. Un monde de chat... y ment. En bref, un monde où
l'on peut pas appeler un chat un chat. Comment le pourrions-nous
puisqu'il n'existerait pas ?
C'est un monde où Baudelaire et
Hemingway perdent leurs plus fidèles compagnons. Un monde
d'écrivains ou poètes sans inspiration.
C'est un monde où l'on explique
difficilement la grammaire : comment distinguerait-on le sujet
du complément d'objet direct sans cette phrase incontournable :
"Le
chat chasse la souris."
C'est un monde sans Égypte ou d’Égypte
sans foyer. Bastet a déserté les sentiers proches du Nil ; ne
reste que sa cruelle sœur aînée à tête de tigre, Sekhmet, déesse
de la guerre et du carnage. C'est un monde de guerre civile et
extérieure, où il est impossible de connaître la paix. Une rangée
terrifiante de maisons qui brûlent, d'intimités rongées par un
impossible vivre-ensemble.
C'est un monde sans mystère qu'incarne
de façon si fantastique les hurlements de "tigre
en furie"
ou d'"enfants
qui crient"
dont parle le satiriste. Un monde sans incompréhension et sans
énigme, où l'on sait malheureusement, désespérément et
fatalement tout ce qu'il y a à savoir. Un monde où l'on s'ennuie de
savoir tout. Un monde qui prête l'envie de somnoler pour oublier que
l'on sait voire oublier qu'on est. Un monde où l'homme est un chat
qui s'ignore.
C'est un monde où l'on ne chasse pas
la souris. Où les femmes sont apeurées à l'idée de croiser leurs
cruelles ennemies ou de les remplacer pour devenir la proie de matous
déjà loups. Un monde de séduction perpétuelle où pas une minute
une femme ne se sent pas hélée par un félin aux malhonnêtes
intentions. Ou bien, un monde sans femmes, un monde de chiens
amicaux, excités et querelleurs, sans grâce, sans soins, sans
intrigues, sans raffinement et sans psychologie.
C'est aussi un monde sans sadisme et
jeu de traque, de chasse. Sans délices de la souffrance et de la
provocation. Un monde où l'on ne joue ni à chat perché ni au chat
et à la souris. Un monde sans menottes, sans fouets, sans baillons
et autres perversités. Un jeu sans poker, sans jeux amoureux secrets
et sans stratégies. Un monde où Sherlock Holmes joue du violon en
geignant et le Marquis de Sade s'endort la tête dans un bénitier.
C'est aussi un monde qui rappelle
l'écurie d'Augias, où la moindre chute peut être plus que
mortelle, laissant les êtres pour morts et s'observant mourir. Un
monde terrible d'ennuis qui se conjuguent, sans jamais s'annuler ni
s'effacer. Car, rappelons-le, c'est un monde où l'on ne retombe pas
sur ses pattes.
C'est un monde de mort, froid, noir,
pestilentiel et infertile. Un monde de terreur sourde et profonde, un
caveau athée où l'on croit pas à la vie après la mort. Un monde
de vie unique sans le Docteur aux 12
vies, sans chats aux 9 vies. Un monde sans résurrection ni
réincarnation. Un monde sans métamorphoses, un monde rigide où
l'on meurt de rester toujours le même comme une statue d'angelot
rococo d'une église de Burnau. Un monde où l'on ne supporte que
l'éternelle beauté et l'immarcescible jouvence. Un monde inhumain
d'adolescents idiots qui n'aiment que le prêt-à-consommer et les
idées toutes faites.
Mais c'est aussi un monde sans
épicurisme et sans hédonisme où l'on ne cueille pas le jour
présent, couché dans l'herbe, avachi pesamment sur la souche
labyrinthique de ses pensées, à jouir de chaque seconde et du
moindre zeste de vent qui caresse nos risibles carcasses.
Un monde sans chat n'est pas un monde
mais un poussiéreux musée où l'on conserve méticuleusement des
copies ratées qui ne trompent plus personne.
Gazeran, le 2 Août 2013
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