vendredi 16 août 2013

Plat du jour N°9

L'Ecume des jours de Boris Vian

Jetez un oeil aux rues, aux allées de supermarchés, aux parvis d'affiches de cinéma et voyez-nous là, las, grommelant, habitués à tout. Heinrich Mann me pousse avec violence devant cet effroyable spectacle comme on le fait d'un diplomate trop zélé et vous lance cette froide invective, une larme à l'oeil et la gorge serrée: "Regardez la, l'éternelle créature humaine, et dites ce que vous espérez encore." J'ai ouï cet été une réaction intéressante devant l'affiche du dernier film de Gondry où trônaient le nouveau Delon et une pâle Joconde: "Tiens regarde! En ce moment, on passe Légumes du jour!". Il y avait autant d'amertume dans cette moquerie qu'une fantaisie, insoupçonnée par son locuteur même, si proche de l'humour si particulier de Boris Vian. Comme si - même raillé - le Déserteur de notre évidence quotidienne savait encore nous faire penser comme lui et ce d'outre-tombe.

Plutôt qu'aller voir les sourires fatigués d'Amélie Poulin, la niaiserie contrefaite d'Arsène Lupin, les pitreries d'Omar Sy et tout "cet ail de basse cuisine", j'ai décidé de lire l'oeuvre jazzie et poétique de Vian. Dès la première page, ce même quotidien, une scène de douche. Mais, en lieu et place d'un lapin blanc, est apparu devant moi une anguille faisant irruption depuis un lavabo. Alors, le vernis du réel craque pour dévoiler un tableau fauviste où domine un jaune dans toutes ses nuances. Clair, foncé, pâle, sur les murs, sur les jupes, dans les chevelures. Mais aussi traître, menteur annonçant l'invasion d'un "bleu sale" et du vert d'un enfer peint à la Monet où règne un peuple de nénuphars tueurs. Peint ainsi, le monde semble différent. Il n'est en réalité que peint différent à coup de mots mordants, de jeux de sons délirants, de pensées carrolliennes, de néologismes qui changent le quotidien en un autre incroyablement attirant même dans le désespoir.

Dans ce nouvel aujourd'hui, la police passe à tabac de contrebande et viole des reliures de livres. Dans ce xéno-quotidien, on use des pourboires pour manger. Ici, on tue avec des armes poétiques (les "arraches-coeurs", couteaux papillons plus papillons que couteaux, ou les "tue-fliques", sorte de tue-mouches aux allures de révolvers exclusivement réservés à l'élimination des "agents d'armes") qui poussent dans la chaleur humaine et masculine. Ici, "les parfums, les couleurs et les sons se répondent" puisque l'on y boit des sons et l'on y écoute des goûts. Ici, la musique de Duke Ellington, de Louis Amstrong, a des vertus insoupçonnées: elle change le nom des rues, donne son nom aux êtres aimés, influence les humeurs et change la disposition des pièces en bulles intimes ou en cercueils non moins intimes. Ici, on ose dénoncer le pouvoir dérisoire et insensé de l'argent pour clamer celui des fleurs qui peuvent soigner, qui peuvent blesser, qui peuvent tuer.

Amateur de Jean-Sol Partre (Jean-Paul Sartre) ou Simone de Bovouard (Simone de Beauvoir) s'abstenir tant leurs doubles de ce côté du miroir sont risibles, inquiétants voire détestables. Ou bien uniquement pour connaître enfin tout sur la forme du coeur du strabiste engagé.
Amateur de Disney, s'y lancer pour rencontrer un Mickey plus sombre et plus tragique auquel Vian consacre ses dernières pages.

Cette relecture de Vian pourrait à terme rendre le quotidien aussi exaltant qu'une aventure d'Alice dans un paysage bleu de mariés parisiens à la façon de Chagall. Agréable à lire plus qu'aucun autre classique, béat de bonheur puis haletant de tristesse, ce livre a sa place dans toutes les mains et tous les coeurs.



Un monde sans…
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