Etes-vous
déjà, un jour, une fois tombé amoureux d’un fantôme ?
L’idée, je le sais peut paraître incongrue : n’appelez pas
les hommes en blancs, je vais vous l’expliquer. Ô combien de
jeunes gens aux amours innocents se sont épris sur un film ou une
photographie d’un être d’autrefois ? La jeunesse sur
pellicule n’a finitude ni âge. Et, bien que garçon fort
sage, il m’arrive de rêver de passer une nuit avec la belle
Jacklyn Smith de vingt ans, sans songer une minute qu’aujourd’hui,
elle en ait plus de soixante. Cela arrive ! Qu’on me traite de
fou si on le veut ! Combien d’entre vous dites-moi n’ont
pas, dans leur jardin secret, parmi les souvenirs d’amours, un être
de jadis. Ecoutez plutôt ce qu’il advint d’un jeune homme
étudiant épris d’une chanteuse jeune il y a longtemps.
Il
était un jour, lorsque surfant sur le net, Jonathan, jeune homme
idéaliste et poète décida au hasard d’aller visiter le site de
l’INA, une rencontre qui changea une vie toute entière. Plusieurs
images en noir et blancs défilaient identiques sous ses yeux
accoutumés, presque aigris et une marée de paperasse coulait des
jours heureux sur son bureau studieux d’étudiant de langue
anglaise. Il allait éteindre, comme le lui recommandaient une suite
impitoyable de bâillements, lorsque d’un coup, un regard
inattendu attira le sien vers l’écran. Pourquoi n’écoute-t-on
pas la lassitude de son corps exténué dans ce genre de cas ?
Dans le cas de notre jeune héros, la réponse ne s’imposait pas
encore et pourtant semblait déjà ô combien clair ! La jeune
chanteuse blonde qu’interviewait un journaliste au sujet de ses
premiers succès, une chanson sur l’école, une chanson de poupée,
des chansons pour enfants. Mais leurs mots n’avaient que peu
d’importance car la belle France, ainsi s’appelait-elle, semblait
regarder Jonathan droit dans les yeux, comme si elle l’avait
aperçu, du fond de ses quarante-trois ans d’ancienneté, mais lui
souriait avec la candeur rafraîchissante de la jeunesse. Jonathan ne
put s’empêcher de relancer la vidéo une, puis deux, puis trois,
puis une infinité de fois tant ces yeux enjôleurs l’avaient
captivé et lui semblaient murmurer mille et mille autres mots
d’amours. Ce fut comme un flirt secret, un échange discret entre
deux mondes que tant d’années séparaient. Et déjà ce
regard devint une drogue des plus fortes car considérée comme peu
périlleuse alentour, par les parents et ami du jeune homme qui
partit à la quête de son nouvel amour. Avec les disques pour guides
et le net pour gouvernail, il pensait aborder bien vite les rivages
gris et blancs où, pensait-il, l’attendait cette jeune beauté
dont le regard était devenu sa nouvelle raison de vivre.
En
amour, on a souvent des déceptions, souvent des rivaux : les
gens sont si peu constants ! Combien l’amour peut-il être
dur, combien encore lorsque cet amour est aussi particulier !
Jonathan consomma très vite une haine incommensurable pour Michel
Berger qu’il désirait voir raide et froid dans le tiroir d’une
morgue. Plus tard, décelant la malhonnête de Serge Gainsbourg
s’amusant à faire chanter les Sucettes à son amie,
le jeune étudiant s’improvisa même chevalier, prêt à trancher
la tête à ce dragon alcoolique, à cette loque d’insolence, à ce
débris d’humanité. Mais de même que l’amour d’un spectre
d’autant n’est guère aisé, pourfendre un mort est impossible
voire ridicule. On le retrouva pourtant un beau matin, au pied d’une
tombe du cimetière du Montparnasse, hélant avec vigueur le défunt
chanteur, lui opposant que s’il ne sortait pas l’affronter, cela
signifierait qu’il n’est pas la moitié d’un homme. Que ne
peut-on pas faire pour l’amour d’une femme ? Après une nuit
de garde à vue, lorsque ses parents interdits vinrent le chercher,
il put à nouveau retourner voir sa belle sur l’IMA l’entendre
chanter sa déclaration d’amour.
On
s’en doute, tel Hamlet fraîchement orphelin, Jonathan ne quitta
sa chambre de la semaine tant il n’avait d’yeux que pour elle.
Fut-il Argus qu’aucun de ses yeux n’auraient cherché autre chose
que la chevelure dorée de la jeune chanteuse. Ά l’instar du héros
shakespearien, il reçu la visite de plusieurs de ses amis qui
avaient pour tâche de l’éloigner de son écran maudit et de
l’amazone qui le tenait prisonnier. Mais rien y fit : amis
cannettes en main, amies sensuellement vêtues, nul ne le put sortir
du terrifiant vertige qui était désormais le sien. Toutes les
paroles des chansons semblaient s’adressaient directement à lui :
Résiste lui donnait la foi de s’enfermer dans
cette lune loin de ses contemporains bornés sans imagination ;
la belle chanteuse lui fredonnait Quelques mots d’amour.
Il se sentait superficiel et léger, il n’était plus
humain, il n’était que Musique, en pleine symbiose
avec sa déesse immarcescible. Il vivait dans des années yéyé à
son image où en tous lieux trônait le même ange blond qui
souriait, souriait, souriait si tristement, étrangement. Un regard
en noir et blanc en guise d’entraves indestructible le retenait
loin, très très loin du réel, dans une galaxie lointaine, au pays
des fées et des souvenirs.
Le
désarroi des siens s’accrut lorsque le facteur du village, commère
comme on l’est souvent dans la profession raconta dans tous les
bars où sa soif l’arrêtait que le jeune Jonathan écrivait depuis
près d’une semaine des lettres à France Gall. Ce pessimisme ne
semblait pas contaminer le grand-père de la famille, le vieux
Lorenzo, qui rappela qu’en effet, France Gall étant en vie
pourrait, si le temps ou l’envie ne lui faisait pas défaut lui
envoyer une réponse qui le sortirait de son rêve éveillé.
« Le
réveil sera dur et brutal certes, assura l’aïeul, mais somme
toute nécessaire »
Ά
la stupéfaction générale, il arriva deux semaines plus tard une
lettre pour Jonathan, une lettre de la main même de France Gall,
laquelle amusée de l’idéalisation de sa jeunesse sur des images
archivées invitait le jeune homme à la rejoindre à la terrasse
d’un vieux café à Paris. Fébrile, parcouru de frissons, Jonathan
renouvela sa garde-robe, investissant dans un coûteux smoking noir
aux reflets argentés, se préparant à cette rencontre qu’il
croyait impossible. Et dès l’heure venue, il se mit en route,
alternant trains et métro pour arriver à l’heure à la terrasse
des Deux abeilles près de la Tour Effel.
Vous
qui avez lu L’Education sentimentale savez déjà
quelle souffrance résulterait de cette rencontre fatidique. Les
autres tel Jonathan allez le découvrir tantôt. Il approcha d’une
table où l’attendait une femme mûre d’une soixantaine d’années,
qui lui adressa un sourire où s’exprimait tant la moquerie d’une
collégienne que la tendresse d’une mère, mélange pour le moins
peu orthodoxe et cependant si naturel.
« Bonjour… »,
proposa ou du moins osa-t-elle
Jonathan
n’en croyait pas ses yeux et restait là hébété, comme un pantin
en panne d’acteur. Dieu ! Elle avait parlé ! Diable !
Qui est cette femme si familière et étrangère à la fin.
« Tu
peux t’asseoir, tu sais ? », insista la femme. Devant
l’absence de réaction de Jonathan, elle prit le parti de se
lever et de l’aider à prendre un siège, ce qu’il fit sans un
mot.
« Qui
êtes-vous ? », répondit-il bêtement.
La
femme explosa d’un rire doux et mielleux : « Mais
France Gall, voyons ! Qui veux-tu que je sois, gros bêta ! ».
Son sourire chuta en un faciès faussement préoccupé. « Tu as
bien eu ma lettre ? », s’enquit-elle
« Oui,
confirma Jonathan, du moins…celle de France Gall… »
Le
rire de la femme reprit de plus belle : « D’accord,
joua-t-elle, je ne suis pas France Gall ou je suis France Gall ?
Prouve-moi que je ne suis pas France Gall, moi, je te prouverais le
contraire. »
« Et
bien…Elle est jeune, très jeune, blonde, douce…elle a vingt
ans… », commença le jeune admirateur.
« Evidemment…Toutes
les femmes ont vingt ans un jour, puis elles vieillissent. Je
suis une femme, tu sais ? Si j’étais une couleur ? »
« Elle
serait noire et blanche à la fois… »
« Comme
dans un vieux film », le défia-t-elle
« Comme
dans un vieux film », confirma-t-il
« Celui
que tu as vu a quarante-trois ans, France Gall en a soixante-trois
aujourd’hui », expliqua-t-elle.
« Tant
que cela ? », s’effraya Jonathan
« J’ai
vieilli, Jonathan, dit-elle, pis, je suis malade »
« France
Gall est un papillon de nuit éternel, lui opposa le
jeune homme enflammé, elle a, elle a, elle a…tant de
choses que vous n’avez pas ! »
« Plus,
gémit la femme, plus ! Je n’ai plus rien, j’ai perdu mes
vingt ans : tu les perdras aussi. Je ne suis jamais enfermé
dans le passé, fais-en de même ! »
« Vous
n’êtes pas France Gall !, cria-t-il, elle n’est ni vieille
ni malade ! »
« Ton
petit jeu devient offensant ! », répliqua-t-elle dans un
froncement de sourcil
« Où
est-elle, hurla-t-il, se redressant et bousculant la table, où
est-elle ? »
« La
question c’est où es-tu, toi ? », lança-t-elle
refroidie
« Dîtes-moi
où elle est ! », cria l’autre de plus belle, lui
sautant à la gorge.
Connaissez-vous
des crimes passionnels ? Ce sont des cas étranges auxquels
celui-ci aurait appartenu si les gendarmes n’étaient pas accourus
aux effroyables « Lâchez-moi ! » de la belle dame
en détresse. Situation drôlement tragique, caustique, nul adjectif
ne le saurait peindre avec infini précision.
Au
sortir de la garde à vue, et sur la recommandation de France Gall,
on décida que seul un traitement clinique verrait le salut de
Jonathan. Celui-ci avait beau mordre ses persécuteurs, balayer
l’air de coups de poing flamboyants ou même protester de son
intégrité mental, il se trouva bien vite dans une cellule
capitonnée, aux murs étouffants, angoissants, sans couleurs. Dans
un monde si minuscule, si froid, si vide, si cruellement insensé,
comment veut-on soigner les fous ? D’aucuns disent qu’ici,
il n’ya pas de pourquoi, que la science a ses chemins que la
théorie félicite et que la morale réprouve, d’autres répondent
que seul un mal peut en combattre un autre. Il faudrait devenir fou
pour ne plus l’être. Qui d’ailleurs en ce bas monde décide de
ce qui est fou ou non, des limites du réel. Dans un conte, il n’ya
de frontières que le barrage des mots.
Les
premiers jours, Jonathan se sentit mal, nauséeux. Presque
grand-père, non pas qu’il eut vieilli comme France Gall, mais on
lui enfournait dans la bouche tant de comprimés et on le piquait de
milles seringues qu’à défaut d’être Saint Sébastien ou le
four d’un boulanger, il ne pouvait être qu’un vieux. Dès lors,
il savait qu’il n’était pas dans un asile psychiatrique mais une
maison de retraite.
« Un
mouroir, geignait-il, ils m’ont envoyé pourrir et mourir dans un
mouroir ! Un mausolée tout de blanc paré pour dissimuler la
noirceur de leur crime ! »
Mais
très vite ce monde blanc infini ne le troublait plus car France lui
en avait révélé l’identité réelle : il courrait, dormait,
dansait dans le Paradis blanc. Le doute n’était plus possible,
c’était bien là. Même si les archanges étaient pourvus de
blouses plus que d’ailes, et de boîtes de médicaments que d’arcs
ou d’harpes d’or ; bien que les autres trépassés, n’ayant
pas compris où ils résidaient, se perdaient dans des dépressions,
des colères, des rages, pareilles aux siennes à son arrivée,
Jonathan avait cette conviction qu’il n’était à présent plus.
Il prenait cela avec sérénité et chantait avec les anges. Mais
l’un d’entre eux lui faisait cruellement défaut. Cet ange blond
nommé France Gall.
Il
la chercha longtemps parmi les nues nacrées de l’au-delà, en vain
et commença à pleurer pour des riens. Pire, les anges qui
connaissaient bien son amie, lui témoignaient l’avoir eux-mêmes
vu mais n’auraient su lui dire où elle se terrait. Il était
perdu, si seul sans elle, sans ce regard aimant qui ne le quittait
plus, qu’il ne quitterait jamais.
Il
se trouva un trépassé qui avait aussi comprit qu’ils étaient
morts, un certain Diégo qui disait avoir vu France Gall
dansant le calypso au soir au dessus de l’azur,
au royaume des étoiles et de la lune. Jonathan se mit à parler
souvent avec son nouveau compagnon. St-Pierre, un ange grassouillet,
barbu, masqué d’un monocle, se promenant toujours une pile
de dossiers sous le bras, que Jonathan devait aller voir
régulièrement, lui reprocha cette amitié, prétendant que Diégo
était un poète libertin aux idées dangereuses. Au contraire,
Gabriel, un ange timide, subalterne, qui baissait toujours la tête
devant St-Pierre, par crainte ou par respect, argumenta qu’une
telle relation ne pouvait être que saine pour les deux « patients ».
St-Pierre fléchit, marmonnant quelques étranges formules dans ca
barbe.
Le
temps passa, les discussions philosophiques de Diégo et Jonathan se
succédèrent ainsi que les apparitions de la belle France dans des
coins de nuage ou de brume.
« Tu
sais, de mon vivant, confia un jour Diégo, j’écrivais. J’écrivais
beaucoup, beaucoup trop même. Un jour, j’ai rencontré une femme
belle, grande, brune, svelte, sublime….la femme idéale…comme on
en rencontre une seule par vie…quand on en rencontre une… C’était
étrange ! ».
« Etrange ?,
reprit Jonathan, comment cela étrange ? Tu veux dire
magnifique ? ».
« Non,
non, Joe, j’ai dis étrange ! », corrigea l’autre
levant les yeux au ciel.
« Parce
qu’idéale ? », tenta Jonathan.
« Oui,
oui, l’applaudit Diégo au comble de l’extase, as-tu déjà vu
une femme idéale ? ».
« Oui »,
répondit franchement Jonathan.
« Oh,
non, tu n’en as pas vu ! Tu as peut être croisé une femme
que tu as idéalisé, que tes rêves ont embellit, mais qui n’est
pas idéale ! Car nul être n’est idéal pour un autre, je
crois, mais le paraît tout au moins ! »
« Mais
pourtant tu en as rencontré une », objecta le jeune
homme.
« Tu
vois que c’est étrange ?, approuva Diégo, elle était trait
pour trait à l’une des jeunes filles torturée de mes
romans…et que j’aimais tant… »
« Ά
ce point ? », s’exclama Jonathan
« Elle
avait son visage, sa silhouette, sa voix, ses yeux, son nom, son
prénom : c’était elle à n’en point douter ! »,
conta Diégo béat.
« Mais
alors, voilà ce qui est étrange, Diégo, s’écria Jonathan, cette
femme est ton personnage, tu l’as créé ! »
« Est-ce
à dire, questionna Diégo inquiet, qu’elle n’existe pas ? »
Le
silence de son interlocuteur fut une réponse affirmative bien plus
dure à ouïr qu’un simple « oui ».
« Elle
semblait si réelle, pleura-t-il, si réelle, comme si je l’avais
aperçu dans la foule, comme si je l’avais vu sur un écran de
télévision ou d’ordinateur… »
Jonathan
se mit à angoisser à son tour. Cette dernière comparaison lui
semblait peu pertinente…comment un personnage sur un écran
pourrait-il avoir une quelconque réalité ? Sa France Gall
était donc, elle aussi, un mirage ?
Au
fur et à mesure de leurs multiples discussions, la réalité de la
vie et de la clinique s’imposa petit à petit à eux : ils
avaient perdu trois ans dans un au-delà fictif à la recherche de
femmes illusoires. Chacun rentra chez lui, retrouva les siens,
pleurant de la joie de le voir guéri.
Mais
il n’est aucun fantôme plus dangereux que celui d’une chanteuse
car il ne suffit d’éteindre un écran pour exorciser. Par mégarde,
le vieux Lorenzo, vieil homme nostalgique, mit la radio en marche.
Soudain, quelques notes de piano vinrent frapper les oreilles de
Jonathan, accompagnées d’une voix familière chuchotant cette
invitation au voyage : « Viens, je t’emmène
où les étoiles retrouvent la lune en secret ».
Cela
suffit à faire réapparaître la belle sirène et son puissant
regard. Ensorceleuse mi-Lorelei mi-joueur de flûte de Hameln, elle
guida le pauvre jeune homme jusqu’à la falaise la plus proche du
village et l’entraîna sans retour vers un autre monde.
Gazeran,
1er Septembre 2010
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