dimanche 7 août 2011

Un amour impossible

Etes-vous déjà, un jour, une fois tombé amoureux d’un fantôme ? L’idée, je le sais peut paraître incongrue : n’appelez pas les hommes en blancs, je vais vous l’expliquer. Ô combien de jeunes gens aux amours innocents se sont épris sur un film ou une photographie d’un être d’autrefois ? La jeunesse sur pellicule n’a  finitude ni âge. Et, bien que garçon fort sage, il m’arrive de rêver de passer une nuit avec la belle Jacklyn Smith de vingt ans, sans songer une minute qu’aujourd’hui, elle en ait plus de soixante. Cela arrive ! Qu’on me traite de fou si on le veut ! Combien d’entre vous dites-moi n’ont pas, dans leur jardin secret, parmi les souvenirs d’amours, un être de jadis. Ecoutez plutôt ce qu’il advint d’un jeune homme étudiant épris d’une chanteuse jeune il y a longtemps.


Il était un jour, lorsque surfant sur le net, Jonathan, jeune homme idéaliste et poète décida au hasard d’aller visiter le site de l’INA, une rencontre qui changea une vie toute entière. Plusieurs images en noir et blancs défilaient identiques sous ses yeux accoutumés, presque aigris et une marée de paperasse coulait des jours heureux sur son bureau studieux d’étudiant de langue anglaise. Il allait éteindre, comme le lui recommandaient une suite impitoyable de bâillements, lorsque  d’un coup, un regard inattendu attira le sien vers l’écran. Pourquoi n’écoute-t-on pas la lassitude de son corps exténué dans ce genre de cas ? Dans le cas de notre jeune héros, la réponse ne s’imposait pas encore et pourtant semblait déjà ô combien clair ! La jeune chanteuse blonde qu’interviewait un journaliste au sujet de ses premiers succès, une chanson sur l’école, une chanson de poupée, des chansons pour enfants. Mais leurs mots n’avaient que peu d’importance car la belle France, ainsi s’appelait-elle, semblait regarder Jonathan droit dans les yeux, comme si elle l’avait aperçu, du fond de ses quarante-trois ans d’ancienneté, mais lui souriait avec la candeur rafraîchissante de la jeunesse. Jonathan ne put s’empêcher de relancer la vidéo une, puis deux, puis trois, puis une infinité de fois tant ces yeux enjôleurs l’avaient captivé et lui semblaient murmurer mille et mille autres mots d’amours. Ce fut comme un flirt secret, un échange discret entre deux mondes que  tant d’années séparaient. Et déjà ce regard devint une drogue des plus fortes car considérée comme peu périlleuse alentour, par les parents et ami du jeune homme qui partit à la quête de son nouvel amour. Avec les disques pour guides et le net pour gouvernail, il pensait aborder bien vite les rivages gris et blancs où, pensait-il, l’attendait cette jeune beauté dont le regard était devenu sa nouvelle raison de vivre.


En amour, on a souvent des déceptions, souvent des rivaux : les gens sont si peu constants ! Combien l’amour peut-il être dur, combien encore lorsque cet amour est aussi particulier ! Jonathan consomma très vite une haine incommensurable pour Michel Berger qu’il désirait voir raide et froid dans le tiroir d’une morgue. Plus tard, décelant la malhonnête de Serge Gainsbourg s’amusant à faire chanter les Sucettes à son amie, le jeune étudiant s’improvisa même chevalier, prêt à trancher la tête à ce dragon alcoolique, à cette loque d’insolence, à ce débris d’humanité. Mais de même que l’amour d’un spectre d’autant n’est guère aisé, pourfendre un mort est impossible voire ridicule. On le retrouva pourtant un beau matin, au pied d’une tombe du cimetière du Montparnasse, hélant avec vigueur le défunt chanteur, lui opposant que s’il ne sortait pas l’affronter, cela signifierait qu’il n’est pas la moitié d’un homme. Que ne peut-on pas faire pour l’amour d’une femme ? Après une nuit de garde à vue, lorsque ses parents interdits vinrent le chercher, il put à nouveau retourner voir sa belle sur l’IMA l’entendre chanter sa déclaration d’amour.
On s’en doute, tel Hamlet fraîchement orphelin, Jonathan ne quitta  sa chambre de la semaine tant il n’avait d’yeux que pour elle. Fut-il Argus qu’aucun de ses yeux n’auraient cherché autre chose que la chevelure dorée de la jeune chanteuse. Ά l’instar du héros shakespearien, il reçu la visite de plusieurs de ses amis qui avaient pour tâche de l’éloigner de son écran maudit et de l’amazone qui le tenait prisonnier. Mais rien y fit : amis cannettes en main, amies sensuellement vêtues, nul ne le put sortir du terrifiant vertige qui était désormais le sien. Toutes les paroles des chansons semblaient s’adressaient directement à lui : Résiste lui donnait la foi de s’enfermer dans cette lune loin de ses contemporains bornés sans imagination ; la belle chanteuse lui  fredonnait Quelques mots d’amour. Il se sentait superficiel et léger, il n’était plus humain, il n’était que Musique, en pleine symbiose avec sa déesse immarcescible. Il vivait dans des années yéyé à son image où en tous lieux trônait le même ange blond qui souriait, souriait, souriait si tristement, étrangement. Un regard en noir et blanc en guise d’entraves indestructible le retenait loin, très très loin du réel, dans une galaxie lointaine, au pays des fées et des souvenirs.
Le désarroi des siens s’accrut lorsque le facteur du village, commère comme on l’est souvent dans la profession raconta dans tous les bars où sa soif l’arrêtait que le jeune Jonathan écrivait depuis près d’une semaine des lettres à France Gall. Ce pessimisme ne semblait pas contaminer le grand-père de la famille, le vieux Lorenzo, qui rappela qu’en effet, France Gall étant en vie pourrait, si le temps ou l’envie ne lui faisait pas défaut lui envoyer une réponse qui le sortirait de son rêve éveillé.

« Le réveil sera dur et brutal certes, assura l’aïeul, mais somme toute nécessaire »
Ά la stupéfaction générale, il arriva deux semaines plus tard une lettre pour Jonathan, une lettre de la main même de France Gall, laquelle amusée de l’idéalisation de sa jeunesse sur des images archivées invitait le jeune homme à la rejoindre à la terrasse d’un vieux café à Paris. Fébrile, parcouru de frissons, Jonathan renouvela sa garde-robe, investissant dans un coûteux smoking noir aux reflets argentés, se préparant à cette rencontre qu’il croyait impossible. Et dès l’heure venue, il se mit en route, alternant trains et métro pour arriver à l’heure à la terrasse  des Deux abeilles près de la Tour Effel.

Vous qui avez lu L’Education sentimentale  savez déjà quelle souffrance résulterait de cette rencontre fatidique. Les autres tel Jonathan allez le découvrir tantôt. Il approcha d’une table où l’attendait une femme mûre d’une soixantaine d’années, qui lui adressa un sourire où s’exprimait tant la moquerie d’une collégienne que la tendresse d’une mère, mélange pour le moins peu orthodoxe et cependant si naturel.

« Bonjour… », proposa ou du moins osa-t-elle
Jonathan n’en croyait pas ses yeux et restait là hébété, comme un pantin en panne d’acteur. Dieu ! Elle avait parlé ! Diable ! Qui est cette femme si familière et étrangère à la fin.
« Tu peux t’asseoir, tu sais ? », insista la femme. Devant l’absence de réaction de  Jonathan, elle prit le parti de se lever et de l’aider à prendre un siège, ce qu’il fit sans un mot.
« Qui êtes-vous ? », répondit-il bêtement.

La femme explosa d’un rire doux et mielleux : « Mais France Gall, voyons ! Qui veux-tu que je sois, gros bêta ! ». Son sourire chuta en un faciès faussement préoccupé. « Tu as bien eu ma lettre ? », s’enquit-elle

« Oui, confirma Jonathan, du moins…celle de France Gall… »

Le rire de la femme reprit de plus belle : « D’accord, joua-t-elle, je ne suis pas France Gall ou je suis France Gall ? Prouve-moi que je ne suis pas France Gall, moi, je te prouverais le contraire. »
« Et bien…Elle est jeune, très jeune, blonde, douce…elle a vingt ans… », commença le jeune admirateur.

« Evidemment…Toutes les femmes ont vingt ans un jour, puis elles vieillissent. Je suis une femme, tu sais ? Si j’étais une couleur ? »

« Elle serait noire et blanche à la fois… »

« Comme dans un vieux film », le défia-t-elle

« Comme dans un vieux film », confirma-t-il
« Celui que tu as vu a quarante-trois ans, France Gall en a soixante-trois aujourd’hui », expliqua-t-elle.

« Tant que cela ? », s’effraya Jonathan

« J’ai vieilli, Jonathan, dit-elle, pis, je suis malade »

« France Gall est un papillon de nuit éternel, lui opposa le jeune homme enflammé, elle a, elle a, elle a…tant de choses que vous n’avez pas ! »

« Plus, gémit la femme, plus ! Je n’ai plus rien, j’ai perdu mes vingt ans : tu les perdras aussi. Je ne suis jamais enfermé dans le passé, fais-en de même ! »

« Vous n’êtes pas France Gall !, cria-t-il, elle n’est ni vieille ni malade ! »

« Ton petit jeu devient offensant ! », répliqua-t-elle dans un froncement de sourcil

« Où est-elle, hurla-t-il, se redressant et bousculant la table, où est-elle ? »

« La question c’est où es-tu, toi ? », lança-t-elle refroidie

« Dîtes-moi où elle est ! », cria l’autre de plus belle, lui sautant à la gorge. 

Connaissez-vous des crimes passionnels ? Ce sont des cas étranges auxquels celui-ci aurait appartenu si les gendarmes n’étaient pas accourus aux effroyables « Lâchez-moi ! » de la belle dame en détresse. Situation drôlement tragique, caustique, nul adjectif ne le saurait peindre avec infini précision.


 Au sortir de la garde à vue, et sur la recommandation de France Gall, on décida que seul un traitement clinique verrait le salut de Jonathan. Celui-ci avait beau  mordre ses persécuteurs, balayer l’air de coups de poing flamboyants ou même protester de son intégrité mental, il se trouva bien vite dans une cellule capitonnée, aux murs étouffants, angoissants, sans couleurs. Dans un monde si minuscule, si froid, si vide, si cruellement insensé, comment veut-on soigner les fous ? D’aucuns disent qu’ici, il n’ya pas de pourquoi, que la science a ses chemins que la théorie félicite et que la morale réprouve, d’autres répondent que seul un mal peut en combattre un autre. Il faudrait devenir fou pour ne plus l’être. Qui d’ailleurs en ce bas monde décide de ce qui est fou ou non, des limites du réel. Dans un conte, il n’ya de frontières que le barrage des mots.
Les premiers jours, Jonathan se sentit mal, nauséeux. Presque grand-père, non pas qu’il eut vieilli comme France Gall, mais on lui enfournait dans la bouche tant de comprimés et on le piquait de milles seringues qu’à défaut d’être Saint Sébastien ou le four d’un boulanger, il ne pouvait être qu’un vieux. Dès lors, il savait qu’il n’était pas dans un asile psychiatrique mais une maison de retraite.


« Un mouroir, geignait-il, ils m’ont envoyé pourrir et mourir dans un mouroir ! Un mausolée tout de blanc paré pour dissimuler la noirceur de leur crime ! »

Mais très vite ce monde blanc infini ne le troublait plus car France lui en avait révélé l’identité réelle : il courrait, dormait, dansait dans le Paradis blanc. Le doute n’était plus possible, c’était bien là. Même si les archanges étaient pourvus de blouses plus que d’ailes, et de boîtes de médicaments que d’arcs ou d’harpes d’or ; bien que les autres trépassés, n’ayant pas compris où ils résidaient, se perdaient dans des dépressions, des colères, des rages, pareilles aux siennes à son arrivée, Jonathan avait cette conviction qu’il n’était à présent plus. Il prenait cela avec sérénité et chantait avec les anges. Mais l’un d’entre eux lui faisait cruellement défaut. Cet ange blond nommé France Gall.

Il la chercha longtemps parmi les nues nacrées de l’au-delà, en vain et commença à pleurer pour des riens. Pire, les anges qui connaissaient bien son amie, lui témoignaient l’avoir eux-mêmes vu mais n’auraient su lui dire où elle se terrait. Il était perdu, si seul sans elle, sans ce regard aimant qui ne le quittait plus, qu’il ne quitterait jamais.

Il se trouva un trépassé qui avait aussi comprit qu’ils étaient morts, un certain Diégo qui disait avoir vu France Gall  dansant le calypso  au soir au dessus de l’azur, au royaume des étoiles et de la lune. Jonathan se mit à parler souvent avec son nouveau compagnon. St-Pierre, un ange grassouillet, barbu, masqué  d’un monocle, se promenant toujours une pile de dossiers sous le bras, que Jonathan devait aller voir régulièrement, lui reprocha cette amitié, prétendant que Diégo était un poète libertin aux idées dangereuses. Au contraire, Gabriel, un ange timide, subalterne, qui baissait toujours la tête devant St-Pierre, par crainte ou par respect, argumenta qu’une telle relation ne pouvait être que saine pour les deux « patients ». St-Pierre fléchit, marmonnant quelques étranges formules dans ca barbe.


Le temps passa, les discussions philosophiques de Diégo et Jonathan se succédèrent ainsi que les apparitions de la belle France dans des coins de nuage ou de brume.

« Tu sais, de mon vivant, confia un jour Diégo, j’écrivais. J’écrivais beaucoup, beaucoup trop même. Un jour, j’ai rencontré une femme belle, grande, brune, svelte, sublime….la femme idéale…comme on en rencontre une seule par vie…quand on en rencontre une… C’était étrange ! ».

« Etrange ?, reprit Jonathan, comment cela étrange ? Tu veux dire magnifique ? ».

« Non, non, Joe, j’ai dis étrange ! », corrigea l’autre levant les yeux au ciel.

« Parce qu’idéale ? », tenta Jonathan.

« Oui, oui, l’applaudit Diégo au comble de l’extase, as-tu déjà vu une femme idéale ? ».

« Oui », répondit franchement Jonathan.

« Oh, non, tu n’en as pas vu ! Tu as peut être croisé une femme que tu as idéalisé, que tes rêves ont embellit, mais qui n’est pas idéale ! Car nul être n’est idéal pour un autre, je crois, mais le paraît tout au moins ! »

« Mais pourtant tu en as rencontré une », objecta  le jeune homme.

« Tu vois que c’est étrange ?, approuva Diégo, elle était trait pour  trait à l’une des jeunes filles torturée de mes romans…et que j’aimais tant… »

« Ά ce point ? », s’exclama Jonathan

« Elle avait son visage, sa silhouette, sa voix, ses yeux, son nom, son prénom : c’était elle à n’en point douter ! », conta Diégo béat.

« Mais alors, voilà ce qui est étrange, Diégo, s’écria Jonathan, cette femme est ton personnage, tu l’as créé ! »

« Est-ce à dire, questionna Diégo inquiet, qu’elle n’existe pas ? »

Le silence de son interlocuteur fut une réponse affirmative bien plus dure à ouïr qu’un simple « oui ».
« Elle semblait si réelle, pleura-t-il, si réelle, comme si je l’avais aperçu dans la foule, comme si je l’avais vu sur un écran de télévision ou d’ordinateur… »


Jonathan se mit à angoisser à son tour. Cette dernière comparaison lui semblait peu pertinente…comment un personnage sur un écran pourrait-il avoir une quelconque réalité ? Sa France Gall était donc, elle aussi, un mirage ?

Au fur et à mesure de leurs multiples discussions, la réalité de la vie et de la clinique s’imposa petit à petit à eux : ils avaient perdu trois ans dans un au-delà fictif à la recherche de femmes illusoires. Chacun rentra chez lui, retrouva les siens, pleurant de la joie de le voir guéri.

Mais il n’est aucun fantôme plus dangereux que celui d’une chanteuse car il ne suffit d’éteindre un écran pour exorciser. Par mégarde, le vieux Lorenzo, vieil homme nostalgique, mit la radio en marche. Soudain, quelques notes de piano vinrent frapper les oreilles de Jonathan, accompagnées d’une voix familière chuchotant cette invitation au voyage : « Viens, je t’emmène où les étoiles retrouvent la lune en secret ».

Cela suffit à faire réapparaître la belle sirène et son puissant regard. Ensorceleuse mi-Lorelei mi-joueur de flûte de Hameln, elle guida le pauvre jeune homme jusqu’à la falaise la plus proche du village et l’entraîna sans retour vers un autre monde.

Gazeran, 1er Septembre 2010



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